1.9.14

BLOW UP



LONDRES, ANNÉES SOIXANTE
Thomas (David Hemmings) est un photographe de mode populaire mais frustré. Alors qu'il est en quête de nouveaux sujets à prendre en photo, il surprend dans un parc un couple au comportement étrange. Il capture la scène. Une fois chez lui il développe sa pellicule, agrandit les tirages et découvre le drame qui s'est déroulé plus tôt sous ses yeux sans qu'il ne s'en aperçoive.
Voilà l'intrigue dans les grandes lignes. Mais ce film est singulièrement passionnant justement parce qu'il ne se réduit pas à celle-ci. Antonioni interroge plus largement notre rapport à la réalité, en faisant du photographe une métaphore de notre aptitude à voir.


1. AGRANDISSEMENTS ET RÉVÉLATION

La scène où Thomas développe ses photos constitue le coeur du film. Le rythme balance entre des temps lents et silencieux d'interrogation, les vas-et-viens accélérés du personnage à travers son studio et des ellipses qui mettent soudainement le spectateur face à un nouvel agrandissement. C'est dans ces variations et ces rebonds que Thomas reconstitue la scène du parc, en quête d'un détail dans lequel pourrait se nouer l'intrigue. Les photographies finissent par l'absorber littéralement, il est pris au piège dans les interstices qui séparent chaque tirage suspendu. Un espace vide que chéri Antonioni et qui «suggère un nouveau sentiment de réalité qui ne peut se déployer que sur fond de vacuité, dans une sorte de vacance apparente de l'énonciation, au fil d'une fuite permanente de sens» (José Moure, Michelangelo Antonioni : cinéaste de l'évidement, 2001). En effet, Thomas semble pénétrer dans un autre monde, délivré des rigidités du réalisme, où le silence règne et le temps s'étire démesurément, où la fuite de sens n'est pas forcément son abolition. Antonioni crée des moments en suspens, qui sont un écart par rapport aux codes du cinéma parlant, et qui élèvent le spectateur à une posture plus proche de la contemplation. Les clichés se succèdent maintenant selon une progression logique, pleins cadre, comme un film dans le film. A force d'agrandissements et de recadrages la photographie présente ce que l'oeil nu n'a pas su voir. Pourtant, découpée, décontextualisée, l'image ne reproduit pas fidèlement le réel, elle le reconstruit, le déforme, et fait apparaître un réel autre. Dans ce sens Walter Benjamin écrit que «le rôle de l'agrandissement n'est pas de rendre plus clair ce que l'on voit "de toute façon", seulement de façon moins nette, mais il fait apparaître des structures complètement nouvelles de la matière» (L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité

technique). Des structures où la conscience ne domine plus, peuplées de formes aux contours imprécis qui frôlent l'abstraction. Antonioni pose ainsi la question de la bonne distance nécessaire pour observer le monde. Et on découvre que, paradoxalement, plus on s'approche, moins le réel est net, plus nos certitudes sont ébranlées. Au plus près que nous soyons du réel, une distance irréductible subsiste. C'est dans cet interstice que se logent le doute, le sens, la beauté.


2. MIMER LA RÉALITÉ
Le motif le plus énigmatique de Blow-Up est sans doute les irruptions répétées d'un groupe de mîmes. Ils clôturent le film en s'adonnant à une partie de tennis imaginaire. Le photographe, intrigué, les observe silencieusement. Plus un bruit, la caméra feint de suivre la balle invisible dans un mouvement de va-et-viens rapide. Soudain, la balle passe au-dessus de la grille et roule sur la pelouse, la caméra l'accompagne alors dans les derniers mètres en caressant le sol. Thomas va alors la chercher, feint de la peser avant de la relancer. Scène mystérieuse et fascinante où le motif de l'absence qui traverse tout le film est poussé à son paroxysme, puisque c'est le référent dans le réel que l'on perd. En relançant la balle imaginaire, Thomas accepte lucidement cette perte, la défaillance de ses sens. Pour la première fois, on entend alors le son de la balle qui rebondit sur le terrain. Les bruits étant annonciateur de l'émergence du réel, ils traduisent donc l'acceptation ultime d'un imaginaire, d'un ineffable, au coeur même du réel. C'est l'acceptation du personnage principale, mais c'est aussi celle du spectateur, qui suit dans le silence les mouvements de la caméra, multiples et libres, qui filment l'invisible.


3. ET AUSSI, REGARDER BLOW UP POUR
L'atmosphère enivrante du swinging London. Les oeuvres cubistes de l'artiste anglais Ian Stephenson. Des toiles qui évoquent  les drippings de Jackson Pollock. Un désert vert. Jeff Beck qui massacre sa guitare lors d'un concert des Yardbirds. Un hommage à l'art optique. Une récréation érotique colorée entre David Hemmings, Gillian Hills et Jane Birkin. La musique, la peinture, la photographie, le cinéma. Antonioni, repousse les frontières de son art, les embrasse tous.

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