19.2.15

BERLINALE 2015

Un classement, des sentiments et réflexions sur les films que j'ai eu la chance de découvrir lors de ces dix jours intenses au coeur de l'édition 2015 de la Berlinale.

1. VERGINE GIURATA (SWORN VIRGIN)
par Laura Bispuri (Albanie/Italie)
Dans un village retiré au cœur des montagnes d'Albanie, Hana (Alba Rohrwacher) veut découvrir le monde, y travailler, le modeler, mais sa condition de femme, dans cette société aux traditions ancestrales, lui en empêche. C'est pourquoi Hana devient Mark, en vertu de l'ancienne loi albanaise, le Kanun, qui prévoit qu'une femme peut gagner le statut d'homme  aux yeux de la société si elle fait le serment de rester vierge. D'emblée, on découvre Hana-Mark, piégée dans cette contradiction, dans un espace qu'on lui a ouvert pour qu'elle se construise librement mais à condition qu'elle nie ce qu'elle est. Ces contradictions deviennent évidentes lorsque Mark décide de quitter son village et de rejoindre sa sœur qui vit depuis des années à Milan avec son mari et sa fille. Là, la question qui va traverser le film est explicitement formulée : "qu'est-ce que tu es ?".
La lente, douce et silencieuse transformation que filme Laura Bispuri sera la réponse à cette question. Une transformation qui se fait sous les lumières scintillantes de la ville moderne que Hana voit pour la première fois ; sous les néons blafards du parking dans lequel elle trouve son premier travail ; et surtout, baignée dans la lumière froide des salles de la piscine municipale, dans lesquelles Hana observe et apprivoise les corps et leur mise en scène, tous singulièrement beaux et bizarres. Puisqu'on se construit dans le




monde, dans l'action, le corps est central. Petit à petit, Hana cesse alors de le nier. Elle se défait de ses bandages qui oppressent sa poitrine, et timidement, elle commence à prêter attention à ses sensations et laisse le désir physique s'exprimer. Par là passe la construction de l'identité sexuelle. Toutefois, le propos n'est pas simpliste : il n'est pas la dénonciation d'un transgenre qui empêcherait la construction de soi, et la célébration d'une féminité assumée qui la rendrait possible. La situation est plus complexe, ambiguë, car Alba Rohrwacher joue une personne qui est aussi maladroite dans l'une ou l'autre des peaux ; toujours elle doute, elle tâtonne, mais au moins elle fini par ne plus se nier elle-même, par être «libre d'être de qu'elle veut».
Ce cheminement hésitant est entrecoupé de flash-backs qui nous éclairent sur l'adolescence des deux sœurs dans les montagnes albanaises et les circonstances difficiles qui les ont mené à emprunter deux voies opposées. Un procédé qui intègre des vas-et-viens, qui lie les points d'une histoire personnelle d'une façon qui n'est pas simple et linéaire, et qui mime ainsi le mouvement de la construction de soi.
Au cours de ce voyage, la froideur des liens familiaux se réchauffe doucement, à travers des regards, des gestes, et mène à une fin rayonnante, qui chante.


2. LE DOS ROUGE
par Antoine Barraud (France)

Antoine Barraud tombe un jour sur un article déclarant que les personnes passent en moyenne 15 à 20 secondes devant un tableau, avant de se diriger vers le suivant. Ce consommateur d'art impatient l'attriste, il sait qu'il le devient un peu lui même. Le Dos Rouge naît alors de cette volonté d'affirmer que dans la démarche de contemplation, il ne s'agit pas d'avoir vu, mais de voir. Ajoutons à cela une fascination obscure pour le monstre, monstre qui doit constituer le fil directeur d’un film et que l’on cherche obstinément dans les tableaux qui se succèdent.
La démarche du réalisateur du film et du réalisateur dans le film (Bertrand Bonello) est la même ; on nous montre des tableaux aimés et on cherche le monstre dedans. C’est le Portrait d’une danseuse de Miró qui ouvre la valse de tableaux. Face à cet équilibre instable de la plume et du poids flottant sur fond d’épure, le spectateur est aussi décontenancé que le personnage principal. Avec cette œuvre, Antoine Barraud fait table rase et annonce que le monstre pourra se trouver partout, plus ou moins loin de la représentation que s’en fait l’imaginaire collectif.
Le spectateur n’en a pas fini d’être emporté vers des endroits qui dérangent : car très vite une tâche rouge apparaît sur le dos de Bertrand, une tâche intrigante qu’il regarde comme une œuvre d’art plus que comme un symptôme et qui grandit à mesure que l’histoire se complexifie. Elle se complexifie parce qu’elle nous perd. Elle nous perd en jouant avec des mises en abîme successives, introduisant plusieurs niveaux de réalité qui s’entrelacent : un film dans le film (Madeleine d’entre les morts, script de Bonello jamais réalisé), une représentation théâtrale, une recomposition d’une photo de Diane Arbus, du rêve et même du fantastique avec des personnages qui changent soudainement d’apparence physique, qui disparaissent ou apparaissent de manière inexplicable.
Des phénomènes étranges qui suggèrent peu à peu à cet homme que la créature monstrueuse qu’il cherche se trouve peut être dans toutes ces femmes, aux mœurs étranges, au caractère de fantôme, qui se déguisent et gravitent autour de lui. Et si comme au XVIIe siècle, est "monstre" ce qui n'a pas d'ordre, alors ce film est joliment monstrueux.
Quand on le regarde bien, l'art peut envahir le monde, d’une manière puissante et inexplicable, comme cette tâche rouge envahit les corps.



3. EL BOTÓN DE NÁCAR
par Patricio Gúzman (Chili)

Le long des 2670 km de côtes du Chili, au sein de son archipel qui est le plus grand du monde, se cachent des paysages surnaturels. Des paysages d'eau sous toutes ses formes. L'eau est un élément médiateur entre les étoiles et nous, qui donne vie à toutes les espèces vivantes, certains disent même qu'elle a une mémoire. Elle se souvient de la violence du génocide perpétré contre les indigènes de Patagonie, elle se souvient des corps des prisonniers politiques de l'île Dawson. Patricio Gúzman nous montre que l'eau a aussi une voix ; elle résonne aussi des cris de tous les disparus, des mots presque oubliés des langues indigènes.
(A reçu l'Ours d’argent du meilleur scénario)


5. VIRGIN MOUNTAIN
par Dagur Kári (Islande)

Fúsi (Gunnar Jónsson), 43 ans, vit encore chez sa mère, il est emprisonné dans un corps obèse et une vie grise. Son quotidien alterne entre son travail à l'aéroport où il se fait maltraiter par ses collègues, et des heures à jouer à des jeux d'adolescent avec un unique ami. Fúsi ne parle pas beaucoup et est patient face à cette solitude et ces moqueries. A la sortie d'un cours de danse auquel il n'a pas osé participer, il rencontre Sjöfn (Ilmur Kristjánsdóttir), drôle, gentille. Fúsi est timide et maladroit face à tant de bienveillance dont il n'a pas l'habitude. Il s'attache à cette petite âme aussi perdue que lui, mais cette relation n'a rien de facile. La joie et la souffrance s'entremêle dans une fin d'une insoutenable légèreté qui échappe au conventionnel happy-ending. Un film à l'atmosphère toujours très douce qui laisse le temps aux sentiments et aux doutes de ce personnage de s'exprimer, en silence.


J'ai aussi aimé :
Knight of Cups, Terrence Malick (Etats-Unis)
Als Wir Träumten (As We Were Dreaming), Andreas Dresen (Allemagne)
Everything Will Be Fine, Wim Wenders (Etats-Unis)
54 : The Director's Cut, Mark Christopher (Etats-Unis)
Aferim!, Radu Jude (Roumanie)
Iraqui Odissey, Samir (documentaire)
Censored Voices, Mor Loushy (documentaire)


4. EL CLUB
par Pablo Larraín (Chili)

Quatre prêtres et une soeur vivent dans une modeste maison d'un village côtier du Chili. C'est quand un nouvel arrivant est présenté au groupe que l'on découvre le sombre passé qui a rassemblé ces personnes sous ce même toit. Le film est gris, leur vie à eux, est noire, très noire. La lumière on ne la voit pas, on en parle : elle est divine et elle est associée aux pulsions sexuelles déviantes, à la violence faite à des corps qui ont été culpabilisés ou violés. Ces personnes seules et malades, vont tout faire pour préserver cet isolement confortable qui les protège d'un jugement et d'une condamnation. Sombre, violent et nauséeux.
(A reçu l'Ours d’argent Grand Prix du Jury)



6. AL BAHR MIN OUARAIKOUM (THE SEA IS BEHIND)
par Hicham Lasri (Maroc)

«Dans un monde sans couleur, où un homme est un animal, et un animal n'est rien». Tariq voudrait sentir quelque chose, il voudrait participer, faire partie de ce monde, sortir de ce cadre qui le poursuit et l'enferme visuellement tout au long du film. Cette absence de sentiments, de compassion, d'appartenance, paralyse l'action : on brûle sa maison, on lui arrache sa femme, on tue ses enfants, et il ne fait rien. Car «comment tuer un homme sans colère ?». C'est dans ces images en noir et blanc un peu surréalistes que déambule cet héros de l'absurde, qui se déguise en femme et danse sur une carriole pour la h'dya, qui est seul, rescapé, et qui a désappris à pleurer. La violence, la saleté, le grotesque, sont présents dans chaque plan, tous extrêmement recherchés, qui brouillent les repères et donnent le vertige.
Le réalisateur en parle lui-même ici.



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